Tuesday, September 26, 2006

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Jeannot Antonin est resté à jamais silencieux. Parti deux ans après les faits en Indochine, soit pour se faire oublier, soit pour se reconvertir dans la lucrative activité du trafic d'opium ou de piastres, il sera abattu à Saïgon dans un règlement de comptes, sans avoir pu être entendu. Or, en tant qu'unique assassin clairement désigné, ses déclarations auraient été d'une importance capitale. D'autant plus que, de source sûre, il fréquentait assidûment le milieu avignonnais des trafiquants d'or, dont les noms ont été cités et où il retrouvait madame Suzanne Furimond qui a pu lui ouvrir sa porte. Tout ce beau monde se retrouvait chez un certain Pisto.
Il semble que les enquêteurs n'aient pas accordé grand crédit aux aveux, pourtant très circonstanciés, de Sabloye. Il est connu pour être un menteur. Et ces aveux contredisent beaucoup trop les horaires donnés par le camionneur Carto qui, bien que soupçonné, est considéré comme une source fiable de renseignements. Tout est dit. Que pouvait faire de plus la police en l'absence définitive de l'assassin désigné ? Les suspects semblent ne pas avoir été autrement inquiétés. Ce n'étaient que des exécutants et des comparses, les comparses actifs d'un commanditaire qui a su rester dans l'ombre. Le juge d'instruction ne les inculpera pas fautes de preuves suffisantes. L'affaire cette fois est bien enterrée.
Ainsi, entrés de plain-pied dans l'épaisseur de cette énigme, c'est de la même épaisseur presque intacte qu'il nous faut ressortir, avec un grand désir d'air pur et de lumière. Il y avait beaucoup de monde, de nombreux requins affamés qui tournaient avec rapacité autour de la non moins rapace Suzanne Furimond, en cette soirée du 11 mars 1948. Toute une meute avide d'or était prête à l'assaillir, à la voler, à la tuer au besoin, ce soir-là, l'appétit sans doute aiguisé par l'acharnement de la malheureuse à vouloir rassembler, en le montrant dangereusement, le plus d'argent possible avant son départ pour Nice. Etonnant un tel manque de prudence de la part de cette dame habituellement précautionneuse et méfiante à l'excès. C'est du reste à cause du secret absolu dont elle entourait ses affaires que l'enquête n'a pas pu aboutir.
Il est possible que Suzanne Furimond se soit départie de sa prudence et de sa méfiance coutumières parce qu'elle-même se sentait traquée et pressée par des prédateurs autrement plus dangereux que les petits malfrats qui, peut-être arrivés les premiers, l'auraient, dans leur hâte à la dépouiller, assassinée "par maladresse". Mais cela est peu probable. Car si l' intérêt est le mobile du crime, les assassins ont curieusement délaissé beaucoup d'argent et les bijoux de la victime. Une victime qui, de toute façon, connaissant ses agresseurs, devait être réduite à jamais au silence.
Devenue mère sur le tard, Suzanne Furimond donna la vie peu avant de perdre la sienne. Et elle la perdit peu de temps avant le décès précoce de sa petite fille adorée, Marie-Martine, qui mourut à l'âge de deux ans. Au moins, la douleur cruelle de cette mort lui aura été épargnée.

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On peut imaginer que les trois convoyeurs du cadavre l'ont placé dans une barque qui a traversé le Rhône jusqu'au pied du Rocher de la Justice, là où il est réputé être le plus profond et où, bien lesté, il a coulé à pic, les pieds devant, sans risque de refaire jamais surface, du moins à ce qu'espéraient les trois complices. Bien sûr, les protagonistes mis en cause par Sabloye seront tous retrouvés et entendus (sauf Jeannot Antonin). Nous avons vu que Sabloye a tout avoué de A à Z. Soit il a une imagination fertile, soit il dit vrai et s'octroie un rôle secondaire de simple chauffeur, pour minimiser sa participation à un assassinat bien réel et sordide. Il a, en tout cas, répété point par point les révélations contenues dans la lettre anonyme qui l'accuse lui et les trois autres et il se confirme qu'il n'y a qu'un seul assassin : Jeannot Antonin, qui n'est peut-être qu'un homme de main.
Et Jeannot Antonin aurait donc étranglé Suzanne Furimond "par accident" lors de la visite qu'il lui fit à son domicile. Selon Sabloye, le crime dont le mobile reste inconnu, se serait produit entre 19 heures 30 et 20 heures, alors que Carto se trouvait encore chez la victime.
Bergea purge une peine de prison de 8 ans à la maison d'arrêt de Nîmes pour diverses malversations et autres délits. Il déclare ne connaître ni Madame Furimond, ni aucun des protagonistes de cette affaire, pas même Sabloye, ce qui est étonnant pour un individu qui fréquente tout ce qu'Avignon compte de voyous de son espèce Il ment sans aucun doute et refuse de signer sa déclaration. Les policiers le connaissent assez pour savoir qu'il ne parlera jamais. Par la suite, Bergea, sorti de prison, deviendra radiesthésiste pour retrouver un hypothétique trésor dont un de ses compagnons de cellule, mort en prison, lui avait révélé l'existence, tout près du pont de chemin de fer franchissant la route de Villeneuve à Sauveterre. (On croirait lire l'histoire du Comte de Monte-Cristo). Bergea sera retrouvé un jour mort chez lui de sa belle mort.
Mais voici l'affaire du trésor : un jour de jun 1944, le compagnon de cellule de Bergea posait des colliers à lapin dans un bois touffu proche du pont de chemin de fer mentionné. Soudain il entend le bruit d'une voiture venant du nord, qui se rapproche et vient s'arrêter au bord de la route, à quelques mètres de lui qui reste bien dissimulé dans l'épaisseur du petit bois. Deux hommes en descendent et entreprennent de sortir du véhicule une grosse et lourde valise en cuir jaune , tout en discutant sans précaution, à haute voix , car l'endroit est vraiment désert. Il s'agit pour eux de cacher provisoirement cette valise en lieu sûr, car de nombreux barrages sont établis sur les routes par les résistants et les gendarmes. Or cette valise compromettante ne doit pas tomber entre des mains étrangères.
Armés d'une courte pelle militaire, les deux hommes s'enfoncent dans les fourrés, soulèvent un monticule de cailloux, creusent un trou, y placent la valise et la recouvrent de cailloux. Puis ils retournent à leur voiture et redémarrent en direction du sud. Le co-détenu de Bergea a tout vu et tout entendu. Il s'approche prudemment de l'endroit où la valise a été cachée, déplace les cailloux et réussit à ouvrir la valise. C'est un véritable trèsor qui s'offre à ses yeux : des liasses de dollars en billets de banques et en rouleaux de pièces d'or, des lingots ; une véritable fortune. L'homme voudrait bien s'en emparer sur le champ, mais il n'a rien pour transporter ce précieux chargement jusqu'à Avignon où il habite. Il remet le tout en place et s'en va, se promettant de revenir le lendemain aux aurores avec son vélo et une cariole, pour emporter le précieux chargement.
Mais le lendemain aux aurores, justement, voilà que la police se présente chez lui et l'embarque. Sa fille a porté plainte contre lui, l'accusant de l'avoir violée à plusieurs reprises. Condamné à quinze ans de réclusion, il purge sa peine à la maison d'arrêts de Nimes et très malade, se voyant proche de sa fin, il a confié son secret à Bergea pour que quelqu'un au moins profite du pactole qui dort sous des cailloux.
Libéré, Bergea se rendra sans tarder à l'endroit où se trouve le magot. Mais en ces lieux, ce ne sont que bois et fourrés touffus. Ne possédant que des indications approximatives, il ne retrouvera pas la valise qui a peut-être été déjà récupérée par ses propriétaires ( sans doute des trafiquants). Mais, ayant réussi à apprendre que deux collabos des Allemands circulant en voiture, avaient été arrêtés par un barrage de gendarmes sur la route d'Alès, le jour où le magot avait été caché, Bergea se persuadera qu'il s'agissait des fuyards et que le pactole est toujours à sa place. Pour le retrouver, il se fera radhiestésiste. En vain. Il mourra pauvre, sans avoir pu mettre la main sur la valise au trésor. Peut-être est-elle toujours là où elle a été dissimulée.
Le grand blond supposé ( que Sabloye n'a pas reconnu sur photo) nie toute participation à cette affaire. Il ne connaît ni madame Furimond, ni non plus aucun des protagonistes cités comme étant ses assassins. C'est un petit escroc sans envergure qui a traîné entre Avignon, Marseille, Nîmes et le Gros-du-Roi et qui maintenant habite Bordeaux. Le prêteur de voiture, un certain Verret, représentant à Nîmes, lui non plus ne connaît personne à part Sabloye. D 'après sa déclaration, on peut supposer que l'assassinat de madame Furimond était prémédité et que Sabloye, qui ment, en savait quelque chose. En effet, Verret déclare que Sabloye lui a emprunté sa voiture à la demande de monsieur Dommes, l'associé de Verret. Or, Dommes interrogé par les enquêteurs déclare qu'il n'a jamais fait cette demande à Saboye. On ne sait pas comment Verret a appris que sa voiture avait été remisée par Sabloye au garage Continental.
En tout cas, le jour de l'assassinat, Sabloye avait besoin d'une voiture qu'il emprunta, sûrement à la demande de Jeannot Antonin, même s'il ignorait à quoi ce véhicule allait servir. Car on peut difficilement croire à une coïncidence : Sabloye rencontrant par hasard Antonin qui avait besoin d'une voiture justement le jour où Sabloye en avait emprunté une. Et si Antonin avait vraiment l'intention de se rendre ce soir-là chez Suzanne Furimond, il pouvait s'y rendre à pied, ce qui eut été plus discret qu'à bord d'une telle automobile considérée alors comme un luxe. Il en circulait très peu et elles se remarquaient facilement.

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Mais il en est d'autres qui semblent avoir gardé une bonne mémoire et pour qui, la vengeance est un plat qui se mange bien froid. Quatre ans après les faits, début mars 1952, une lettre anonyme arrive sur le bureau du commissaire Heinis, toujours à peu près persuadé de la culpabilité du camionneur Carto. Cette lettre met en cause, de façon très circonstanciée et précise, un certain Pierre Sabloye, 33 ans, se disant agent immobilier, mais dont la profession reste mal définie. En fait, c'est un petit voyou du milieu avignonnais, qui vit au jour le jour de divers larcins et de combines médiocres. Mais ses déclarations sont proprement stupéfiantes.
Sabloye reconnaît que, le 11 mars 1948, jour de la disparition de la victime, il a rencontré le nommé Jeannot Antonin (frère de Louis), dans le bar de ce dernier, rue du Limas. Jeannot lui demande de lui prêter sa traction avant Citroën 11 chevaux. Sabloye refuse. Cette voiture n'est pas à lui. Elle lui a été prêtée par un ami, monsieur Verret. Mais il accepte de conduire Antoine là où il veut se rendre, c'est-à-dire chez madame Suzanne Furimond, rue Saint-Lazare. Quand ils y arrivent, il est environ 19 heures 30 (donc le sieur Carto devrait logiquement s'y trouver !). Antonin se rend seul chez la dame et en ressort environ 20 à 30 minutes plus tard (soit vers 20 heures. Carto y serait donc encore !). Il demande une nouvelle fois à Sabloye de lui prêter sa voiture. Nouveau refus. Mais Sabloye accepte de faire le chauffeur, au besoin. Rendez-vous est pris pour le soir, rue Saint-Etienne, à 20 heures 30.
A l'heure dite, Antonin monte dans la voiture, accompagné du nommé Bergea que Sabloye connaît de vue et d'un grand blond de 35 ans environ, qu'il n'a jamais vu et qui porte un chapeau. Ils se rendent dans la cour des entrepôts de Suzanne Furimond, qui jouxtent son domicile. Sabloye, qui précise être entré dans l'impasse en marche arrière, reste au volant. Les trois autres disparaissent dans la cour obscure, rentrent dans l'appartement de la victime et en ressortent environ trois quarts d'heure plus tard, donc vers 21 heures 15, portant un paquet non-ficelé, que Sabloye reconnaît être un corps humain et même plus, un cadavre. Il dit alors à Antonin : " Nous sommes frais. " A quoi l'autre lui répond : " Que veux-tu, c'est un accident. ". Sabloye ne sait pas qu'on n'étrangle pas quelqu'un par accident. Il ne précise pas non plus l'origine des sacs. Un des comparses a-t-il bu ou fumé dans l'appartement ?
Le quatuor repart avec le cadavre installé sur le siège arrière, entre Bergea et le blond, direction le quai de la Ligne, le Pont Suspendu et l'ïle de la Barthelasse, ou plutôt l'ïle Piot et le chemin des Sablas, où Bergea tient une guinguette appartenant à sa maîtresse. Là, Antoine et le blond déchargent le cadavre puis avec Bergea, ils le transportent jusqu'à la guinguette où ils restent environ 25 à 30 minutes. Ils ressortent toujours portant leur lugubre fardeau et se dirigent vers le Rhône distant d'une cinquantaine de mètres. Les trois hommes reviennent à la voiture au bout trois quarts d'heures à peu près. Aux dires de Sabloye, il est alors 22 heures. Cela fait juste si l'on ajoute le temps du trajet.
Le quatuor retourne à Avignon et se disperse place Crillon. Sabloye ramène la voiture au garage Continental où son propriétaire viendra la reprendre le lendemain. Il va ensuite se coucher. Il est alors 22 heures 45. Antonin lui a dit : " A demain. ". Ce lendemain, vers 11 heures 15, Sabloye se rend au bar du Petit Cabaret tenu par Antonin qui lui remet 2 000 francs pour la course de la veille. Sabloye est un gagne-petit : pour une complicté d'assassinat, ce n'est pas cher payé. Sabloye reverra Bergea et Antonin, mais jamais plus le grand blond avec un chapeau.

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Les gérants de cet établissement chic avaient nié, déclarant que Suzanne Furimond n'avait jamais dîné chez eux. Vérité ou mensonge ? A l'époque, monsieur Bonnard n'avait pas poussé plus loin.Mais voilà que le 24 novembre 1948, la presse fait état de l'arrestation de la dame Madame C. et de son ami Robert N., anciens gérants du Prieuré. Ils sont poursuivis pour avoir été en relation avec les bandits Naudy et Danos qui ne sont rien moins que les deux principaux lieutenants de Pierre Loutrec, dit Pierrot le Fou. Les deux gérants sont condamnés pour recel de malfaiteurs, ayant fourni aide et assistance à ces deux tueurs patibuliares qu'ils ont hébergés chez eux à Villeneuve où ils étaient venus se mettre au vert après l'assassinat d'un gendarme.
Mais comme ces crapules ne se sentaient plus en sécurité à Villeneuve, les gérants du Prieuré leur ont même fourni un planque au Lavandou : la villa la Largade, la bien nommée. Pourtant, les gérants avaient toujours nié connaître Naudy et Danos, alors que tout Villeneuve savait que Pierrot le Fou lui-même descendait parfois dans leur établissement. Mais on ne saura jamais quels liens unissaient ces " honorables commerçants " à de telles crapules.L'arrestation et les mensonges des intéressés incitent le journaliste Bonnard à confier ce qu'il savait à la police. Les gérants ont certainement menti en affirmant que Suzanne Furimond n'avait jamais dîné chez eux, ce qui est en effet peu vraisemblable : toute la bonne société d'Avignon et de la région fréquentait peu ou prou le Prieuré. Et les deux inconnus d'un genre particulier en compagnie desquels la victime avait été vue en ce lieu, pouvaient bien être Naudy et Danos, avec qui elle aurait été en affaire.
Il ne sortira rien de ces révélations qui éclairent peut-être d'un jour nouveau la personnalité de Suzanne Furimond, susceptible d'aller traiter " des affaires " à Lyon et d'autres sur la Côte-d'Azur où la bande à Pierrot le Fou sévissait particulièrement ; elle pouvait passer pour une trafiquante d'or d'envergure nationale, qui aurait eu des relations très dangereuses dans le redoutable milieu du grand banditisme. Il se disait même qu'elle savait beaucoup de choses sur certains avignonnais et vauclusiens ayant collaboré avec les Allemands. Et que même, si elle parlait...
Pierrot le Fou, un sinistre tueur, était passé sans état d'âme de la collaboration avec la Gestapo à la Résistance de dernière heure. Le 6 novembre 1946, suite à un casse raté chez un bijoutier de la rue Boissière, à Paris, il se tire une balle dans la vessie en voulant ranger son pistolet. Il en meurt et ses complices l'enterrent clandestinement sur l'île de Limay. Naudy est abattu à Menton par un policier, le 31 octobre 1948. Danos, dit le Mammouth, est fusillé le 14 mars 1952 au fort Montrouge, pour collaboration avec la Gestapo. Il appartenait à la sinistre bande de la Carlingue, qui avait son siège au 93, rue Lauriston, où les collabos torturaient et assassinaient des résistants en toute impunité.Les années commencent à passer. Et les deux mille personnes, plus curieuses que peinées, qui assistèrent aux obsèques de Suzanne Furimond, femme de tête et d'intérêt, froide, méfiante, calculatrice, aimant faire la fête ( ?), peu estimée de ses concitoyens, commencent à oublier les mystères de sa vie et de sa mort.

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de fer électrique et jeté dans le fleuve. Restait la bicyclette compromettante. Un des assassins l'a ramenée au domicile de la victime dans le courant de la nuit. Il a ouvert la porte de la villa avec la clé trouvée dans le sac à main et a placé la bicyclette dans le vestibule, hypothèse corroborée par le fait que madame Furimond ne garait jamais cette bicyclette dans sa maison, mais dans un cabanon à proximité. Cet homme a-t-il bu un pastis, écrasé un mégot et laissé sur un troisième verre une empreinte inexploitable ? On peut penser que l'un des assassins ou l'instigateur du traquenard était un ami, en tout cas une personne de confiance bien connue de la victime, car elle ne serait jamais allée à un rendez-vous qui lui aurait été fixé par un individu inconnu ou peu connu d'elle. Cet assassin, ou son commanditaire, était également informé de la venue et de la présence de madame Furimond à Avignon, ce 11 mars 1948. Le mobile du crime est l'intérêt.
A la suite de ce rapport, le juge d'instruction classera l'affaire " sans suite ". Et le temps passera. Si l'intérêt immédiat est bien le mobile du crime, on s'étonne que les assassins n'aient pas fait main basse sur le boucles d'oreilles ornées de brillants et sur l'alliance de leur victime et que, s'ils avaient accès à son appartement, ils aient négligé de prendre 450 000 francs dans son sac de voyage. Il est encore étrange que le familier de la victime ait omis de préciser à son complice qu'il fallait replacer la bicyclette dans le cabanon.
Affaire classée. Tout semble dit. Même si quelques ragots douteux se colportent encore dans le petit milieu avignonnais des souteneurs et des prostituées, relatifs à la supposée personnalité trouble de la victime, à sa vie sentimentale agitée, à sa conduite et ses mœurs équivoques. Ne fréquentait-elle pas en habituée une guinguette restaurant de Pont d'Avignon à l'enseigne du Père Tranquille, située à trois cents mètres du lieu où son cadavre a été repêché ? Ce restaurant avait alors les faveurs des prostituées locales et des petits voyous. Il se trouvait sur la route d'Aramon où, un peu plus loin, un trafiquant d'or habitant à Villeneuve a été assassiné, en 1945, à coups de revolver.
Suzanne Furimond est même accusée d'avoir menée une vie dissolue, aimant faire " la bringue ", se montrant nue en compagnie d'une maquerelle dans certains lieux de plaisirs nocturnes. Tout cela paraît très peu compatible avec sa personnalité méfiante, secrète et renfermée. Affaire classée, même si on vérifie encore les aveux habituels de quelques prisonniers qui s'accusent du crime, l'un d'entre eux pour se rapprocher d'Avignon où il a sa famille, un autre faisant des " révélations " pour obtenir une remise de peine.
Mais voici que l'affaire rebondit, obligeant, dit on, un important policier parisien, le commissaire Bénichou, spécialiste du grand banditisme, à se rendre à Avignon.Un journaliste du Dauphiné Libéré, monsieur Maurice Bonnard avait été, dès le début de cette affaire qui le passionnait, mis en possession d'un renseignement assez important : peu de temps avant sa disparition, Suzanne Furimond aurait dîné à l'hostellerie " Le Prieuré ", à Villeneuve-lès-Avignon, en compagnie de deux " inconnus " de mauvais genre. Informé de ce fait, le journaliste avait envoyé un de ses amis enquêter au Prieuré.

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L'autopsie démontrera que la victime a été étranglée par-dessus son foulard avec du fil de fer. L'étranglement a été si brutal qu'il a fortement creusé les chairs du cou Le bol alimentaire qui n'a pas été entièrement digéré contient les restes du repas qu'elle a pris à midi à Mazan chez sa mère. En tout cas, pour les enquêteurs, il est important que le mystère entourant la disparition de Suzanne Furimond soit enfin levé. Quant à l'issue fatale, elle ne faisait plus aucun doute pour personne.Le lundi 10 mai 1948, le juge d'instruction autorise l'inhumation du corps de Suzanne Furimond, née le 11 février 1898, déposé à la morgue de l'hôpital Sainte-Marthe d'Avignon.
L'enquête est relancée et confiée cette fois à la 9ème brigade mobile de Police Judicaire de Marseille. Toutes les auditions déjà réalisées sont reprises et toutes les dénonciations, reçues en grande quantité, par lettres anonymes sont vérifiées. Mais cette équipe policière ne découvrira aucune piste vraiment nouvelle.Cinq petits voyous d'Avignon : Auge, Matieu, Grégor, Louis Antonin et un autre, qui font le trafic de cartes de pains, sont un moment inquiétés. Un témoin, patron de l'hôtel où ils logent, les a entendu parler d' " un coup à faire à une vieille femme d'Avignon qui trafique des pièces d'or ". Mais cette vielle femme se transforme en " mère d'un milicien " qui trafique de l'or et qui habite à 30 kilomètres de la ville des papes. Serait-ce Mazan ? Ou Oppède, comme l'indique un des voyous ? Les petits malfrats, anciens maquisards du FTPF, déclarent avec élégance que, de toute façon, ils n'ont pas donné suite ", car un de leurs anciens chefs, le capitaine Lane, ayant appris leurs intentions, leur a fait la morale.
N'ayant pu établir de nouveaux faits, ni découvrir une autre piste, la police déclare plus ou moins forfait et son chef conclut :" Comme il apparaît qu'aucune trace de lutte n'a été relevée au domicile de la victime, qu'il y a été découvert une somme de 450 000 francs, que chez elle rien n'a été fouillée, qu'elle a été retrouvée vêtue de son manteau et de son foulard, que par contre, son sac à main a disparu, on peut supposer ce qui suit : après le départ du camionneur de Villeneuve, Suzanne Furimond a reçu un appel téléphonique (la police aurait dû le savoir exactement puisqu'elle a demandé un relevé détaillé des communications téléphoniques passées et reçues à son domicile d'Avignon du 11 au 15 mars1948, mais ces appels ne sont pas mentionnés), lui fixant un rendez-vous pour la vente de ses pièces d'or. Ayant toute confiance en son interlocuteur, elle a enfourché sa bicyclette et elle s'est rendue à l'endroit fixé, en laissant la lumière de sa cour allumée, espérant être bientôt de retour. Ce rendez-vous lui a été fatal. A-t-on voulu la voler ? C'est presque certain. Elle s'est défendue car, femme impulsive et énergique, rien ne lui faisait peur. Ses acheteurs, mués en voleurs, l'ont alors maîtrisée et étranglée. Ils ont transporté le corps en voiture, dans un endroit isolé, à l'abri de toute indiscrétion, l'ont placé dans des sacs, lesté avec des galets du Rhône, ficelé avec du fil

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Il faut beau et déjà chaud en ce samedi 8 mai vers 9 heures du matin. Monsieur Carle, pêcheur professionnel tire ses filets dans le bras mort du Rhône, côté Villeneuve, au pied d'une forte élévation rocheuse appelée le Rocher de la Justice, car au Moyen-Age, on y avait dressé le gibet royal, les sinistres fourches patibulaires. Installé là depuis 6 heures du matin, monsieur Carle a tendance à sommeiller un peu quand soudain, son attention est attirée par une sorte de ballot qui flotte à la surface de l'eau sans dériver, car à cet endroit il n'y a pas de courant. Il s'en approche. L'odeur qui s'en dégage est pestilentielle. Monsieur Carle a l'habitude de ce type de rencontre : beaucoup de riverains du fleuve y jettent des charognes. Une de plus. Et pourtant, à mieux y regarder, ce sont bien deux jambes humaines ou ce qu'il en reste, qui sortent par l'une des extrémités crevée d'un sac. Cette fois c'est sérieux. Il regagne vite la berge, enfourche sa bicyclette et va prévenir les gendarmes de Villeneuve, qui sont tout proches.
Aussitôt sur les lieux, ceux-ci font tirer le ballot sur le bord et doivent se rendre à l'évidence : c'est bien un corps humain que le Rhône a laissé remonter de ses profondeurs, et de fait, c'est à cet endroit qu'il est réputé être le plus profond, entre 15 et 20 mètres. Le cadavre est dans un état de putréfaction avancée, horrible à voir et d'une puanteur insoutenable. On ne le montrera pas à la famille qui, de toute façon, ne le reconnaîtrait pas. Grace aux vêtements, on voit très vite qu'il s'agit du cadavre d'une femme et un nom s'impose aussitôt à l'esprit des gendarmes : Suzanne Furimond, dont la disparition il y a deux mois à Avignon, a fait grand bruit dans la région.
On avise immédiatement le service de police d'Avignon, chargé de l'enquête, qui arrive sans tarder sur les lieux et fait harponner le ballot pour qu'il soit tiré jusque sur la plage de l'île Piot, située en face. Les enquêteurs constatent que le corps a été enfermé dans deux sac de jute épaisse, enfilés l'un par la tête, l'autre par les pieds, lestés de galets du Rhône et entouré très serré de fil de fer galvanisé qui ne forme pas moins de douze torsades. C'est du travail de professionnels : empaqueté de la sorte, il y avait peu de chance pour que le corps remonte à la surface. Mais le sac entourant les pieds et les jambes a crevé et perdu son lest. Si bien que le Rhône a fini par restituer sa proie. Le foulard rouge et blanc, les socquettes blanches, la paire de souliers en cuir jaune, à semelles de crêpes, les deux boucles d'oreilles en or avec brillants, les restes des vêtements, robe, manteau, et une alliance en or où est gravées l'inscription " LR à SF. 9 septembre 1923 " appartiennent bien à la disparue. Et sa famille , comme son ex-époux, le confirmeront.


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Il est allé chez elle plusieurs fois depuis qu'il la connaît. Il allait y chercher des œufs qu'elle ramenait de Mazan. Il a eu l'occasion de boire l'apéritif avec elle. Il n'a jamais vu personne chez elle. Il s'y est toujours rendu seul. A sa connaissance, elle ne buvait pas de pastis. Mais elle fumait volontiers.

Il croit que Suzanne Furimond était en bons termes avec les membres de sa famille. Elle était assez plaisante, mais dure en affaires et très intéressée. Elle n'aurait jamais reçu chez elle, pour traiter une affaire, quelqu'un qu'elle ne connaissait pas.

Le lundi 15 mars 1948, vers 9 heures, monsieur Malachian s'est rendu rue Saint-Lazare pour savoir si, dans le voisinage, on avait de ses nouvelles. Il est ensuite allé chez monsieur Code, un de ses voisins avec qui il est intime. C'est cet homme qui lui a donné l'idée d'aller voir dans le jardin, dans le garage et dans les dépendances, pour le cas où la disparue s'y serait trouvée. Ils y sont allés ensemble.

Le lundi 5 mai 1948, le commissaire Heinis transmet au juge d'Instruction un rapport sur l'état de l'enquête au sujet de l'affaire Furimond. Il déclare :

Que madame Suzanne Furimond n'a pas été retrouvée à ce jour. Que ses proches affirment qu'elle n'était pas expansive, qu'elle cachait ses relations et ne dévoilait ses projets à personne. Qu'elle remplissait avec amour ses devoirs de mère. Que le milieu social qu'elle fréquentait était assez relevé. Que cependant, il a pu être établi qu'elle était en relation avec certains trafiquants de pièces d'or avec lesquels elle avait réalisé dans le passé des transactions assez importantes, de l'ordre de 750 000 frs. Elle était très intéressée, presque avare, méfiante, ne recevant pas n'importe qui chez elle. Mais susceptible de se laisser attirer dans un guet-apens si on lui faisait miroiter un quelconque gain d'importance.

En résumé, le vol, bien plus que la jalousie ou une vengeance, semble être le mobile de ce qui apparaît désormais comme un assassinat. C'est dans le milieu très spécial et fermé des " trafiquants d'or " qu'il faut rechercher les coupables. Des témoignages recueillis à ce jour semblent confirmer que Suzanne Furimond possédait des pièces d'or et qu'elle cherchait à les écouler. L'enquête se poursuit.

Le commissaire Heinis a incontestablement fait du bon travail ; il a pris la bonne piste mais il n'a pas réussi à découvrir les coupables. La presse s'agite et chacun y va de son hypothèse. Avec au bout, cette lancinante question : qu'est devenue Suzanne Furimond disparue maintenant depuis près de deux mois ? La retrouvera-t-on jamais ? Est elle morte ou encore vivante ?
En désespoir de cause on en vient à consulter les radiesthésistes et chacun d'eux y va de son pronostic. Presque tous s'accordent du reste à voir la disparue flotter entre deux eaux. Mais quelle eau ? Il y a des étangs tout autour d'Avignon. La Durance n'est pas loin et le Rhône est là, tout à côté, qui coule tranquillement au pied d'Avignon. Mais il a l'habitude de restituer ses proies dans le délai ordinaire d'une ou deux semaines. Alors ?

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Le samedi suivant, 6 mars 1948, dans la soirée, vers 18 heures 30, Suzanne Furimond rejoint Elian au cercle de jeu, place Clémenceau, pour se faire remettre l'argent de la vente des pièces d'or conclue le samedi précédant. Il l'invite à souper chez lui et lui remet 771 000 francs, n'ayant pas pu acheter pour elle des pièces au moindre cours. D'après le neveu d'Elias, la disparue serait revenue chez lui le jeudi 11 mars, vers 16 heures 30 pour lui apporter des œufs. Il a appris cette visite à 21 heures, en rentrant chez lui. Il n'a pas revue Suzanne Furimond ce jour-là, ni plus jamais par la suite.

Il dit que chaque fois qu'il se rendait chez elle, rue Saint-Lazare, il était seul ou accompagné de sa femme. Il ignore les relations de cette dame en ce qui concerne ses spéculations sur les pièces d'or. Il considère que c'est une femme très renfermée, cupide, dure en affaires. Il ignore si elle a traité une affaire d'or avec monsieur Malachian.

Lundi 28 mars 1948, déclarations de monsieur Malachian , 50 ans, bijoutier à Avignon, 21, rue Thiers.

Il a connu Suzanne Furimond aux fiançailles de sa fille avec Jean Daudet devenu son gendre. Les jeunes gens se sont mariés en juillet 1946l. Durant la noce, la disparue était sa cavalière. Depuis, ils ont entretenu de bonnes relations.

Il y a trois mois, madame Furimond a commencé à vendre son matériel, deux camions et des remorques, il ignore pourquoi. Il sait qu'elle a eu un enfant, une fille âgée de neuf mois dont il ne sait pas qui est le père. Cette dame venait chaque semaine de Mazan à Avignon pour régler ses affaires dont il ne sait pas ce qu'elles étaient. Il ne sait rien non plus sur la vie privée de Suzanne Furimond. Il ignore si elle avait actuellement un ami. Lui-même n'a pas eu de relation intime avec elle. Il suppose qu'elle possédait des pièces d'or. Il y a trois mois, elle lui a rendu visite chez lui, au magasin, pour lui demander si les pièces d'or turques dites " livres " avaient la même valeur que les pièces françaises. Elle lui montra une de ces pièces et lui demanda de la peser. La pièce turque était plus lourde de 7 grammes, mais moins facile à négocier. Il le lui a dit.

Elle lui montra ensuite une pièce d'or étrangère, grosse à peu près comme une vingt dollars, mais bien moins lourde et lui demanda si cette pièce valait une 20 dollars. Il lui répondit que non. Durant cette visite, elle ne lui demanda pas s'il voulait acheter ou vendre des pièces. Il ne sait pas si les pièces d'or qu'elle lui a montrées étaient des échantillons.

Il la vit pour la dernière fois le jeudi 11 mars 1948. Elle passait à bicyclette (il ne précise pas l'heure) et s'arrêta devant le magasin pour lui demander le cours des pièces d'or. Il lui répondit qu'elle n'avait qu'à acheter le journal pour le savoir. Elle ne répliqua rien à cela mais manifesta l'intention de monter dans ses appartements. Il lui répondit que sa femme était absente et elle s'en alla. Il ne sait pas si ce jour-là elle avait des pièces sur elle. Il ne connaît pas les personnes avec lesquelles elle pratiquait ses transactions monétaires.

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Il leur arrivait de parler de ses activités clandestines. Quant à elle, il ne lui a connu aucune autre activité que celles liées à son commerce. Elle ne lui a jamais dit qu'elle désirait placer de l'argent. Madame Furimond mère, avec qui il était en bon terme, lui a appris un jour que sa fille voulait acheter un hôtel à Nice, et que son gérant serait un nommé Louis, domicilié à Marseille. Suzanne Furimond n'était pas femme à faire des confidences. Elle était très égoïste. Il ignore si elle avait un autre ami du temps où il la fréquentait. Ce sont les policiers qui lui apprennent qu'elle avait un enfant supposé être de lui, ce dont il se montre surpris.

Désormais, le commissaire Heinis qui n'a pourtant pas chômé, met les bouchées doubles. Il ouvre des pistes : l'argent, le trafic d'or. Mais sans certitude. Il sait que le temps lui est compté s'il veut élucider cette mystérieuse disparition dont il pressent qu'elle a pu avoir des conséquences tragiques pour la disparue.

Les auditions continuent sur un rythme très soutenu. Ce policier connaît son métier et pose les bonnes questions. A-t-il ferré le bon poisson ? Nous ne le savons pas, ni lui non plus. L'enquête se poursuit. Mais on dirait qu'elle se ralentit. Il faut laisser le souffler reposer un peu. Et nous voici entrés dans ce que les enquêteurs vont appeler " la mélodie des mensonges ". Ils devaient s'y attendre : ils ont beaucoup sollicité leurs informateurs en tous genres et cette pêche en eaux troubles leur apporte plus de mauvais révélations que de bonnes.

Vendredi 26 mars 1948 : déclaration de monsieur Elian, 35 ans, commerçant à Avignon, impasse des Aubépines.

Il a fait la connaissance de Suzanne Furimond en 1946, au mariage de son neveu Jean Daudet, ayant été invité par monsieur Malachian, le père de la mariée. Depuis, il a entretenu avec elle des relations amicales. Il allait chez elle et elle venait chez lui. Il savait que la disparue spéculait sur les pièces d'or. Elle lui posait souvent des questions sur le cours des pièces suisses. Parfois elle proposait de lui en acheter ou de lui en vendre ; mais il n'a traité aucune affaire avec elle, car elle était trop cupide sur les prix et il n'y trouvait pas son avantage.

Le 28 février 1948, Suzanne Furimond est venue à son domicile et y a dîné. Elle lui déclara alors qu'elle était en possession de pièces d'or, à savoir : 100 pièces suisses, 49 livres turques, 1 pièce italienne de 50 francs ( ?), trois Louis de pays étrangers et quatre demi Napoléon. Elle proposa de les lui vendre. Il se déclare d'accord pour acheter les pièces suisses à 3 950 francs et les pièces turques à 4 200 francs l'une, les autres à 3 850 francs l'une. Soit un total de 630 000 francs. Elle lui remet de plus une somme de 140 000 francs afin qu'il achète des pièces pour elle si leur cours venait à baisser dans la semaine Ce ne fut pas le cas.

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Son neveu venait la voir très souvent. Il couchait même chez elle. Selon lui, il connaissait les fréquentations de sa tante, car il participait aux conversations du soir. Léon Portal ignore si la disparue se livrait au trafic de pièces d'or. Au sujet de son enfant, Suzanne Furimond lui a dit un jour que le père était un de ses parents. Elle était très heureuse d'avoir cette enfant.

On voit que désormais la police commencera à suivre sérieusement la piste crapuleuse en rapport avec un trafic de pièces d'or qui fleurissait à cette époque car les possesseurs de billets de 5 000 francs désignés comme des profiteurs du marché noir, cherchaient à toute force à se débarrasser de ces billets en achetant de l'or.

Le jeudi 24 mars, déclarations de Félix Jourde, 48 ans, ingénieur électricien à Salon-de-Provence. Il a connu Suzanne Furimond en 1941, à Nimes, au mess des officiers du terrain d'aviation. Ils ont entretenu de bonnes relations jusqu'en 1943. Il allait souvent chez elle, à Avignon, au 40, rue Saint-Lazare. Elle était devenue son amie.

A l'époque, il travaillait pour les réseaux " Fer " et F2 de la Résistance. La disparue était au courant de son activité clandestine et lui rendait à ce sujet de grands services. Ses camions étaient souvent réquisitionnés pour la milice ou les Allemands. Ainsi il pouvait savoir la nature et la destination des transports et les travaux effectués. Elle lui avait dit être en rapport avec un certain Martin, milicien, chef du groupement des transports d'Avignon.

Il précise qu'il séjournait chez elle parfois deux à trois jours. Il a été arrêté en 1943, pour fait de résistance et détenu six mois. Après sa libération les relations avec Suzanne Florimond se sont beaucoup espacées. Ils se revoyaient encore quelque fois, mais il comprit qu'elle ne souhaitait plus avoir de rapports intimes avec lui. Il a totalement cessé de la revoir chez elle il y a au moins deux ans, en 1946. Il l'a revue pour la dernière fois le 1er octobre 1947. Elle était à bicyclette et ne lui a pas parlé. Il ne peut rien dire de ses relations. Il cite les noms de certaines amies de Suzanne Furimond, toutes d'Avignon. Il ignore si elle possédait des pièces d'or et si elle en faisait le trafic : ils ne parlaient jamais affaires. Il connaissait certains membres de sa famille, en particulier son neveu, Jean Daudet qu'il a incité à s'engager dans l'armée du général de Gaule. Le neveu était en bons termes avec sa tante, et comme elle, assez renfermé.

Il ajoute que la disparue était très méfiante et très avare. Elle n'aurait jamais laissé chez elle un sac contenant tant d'argent. A sa connaissance, elle ne buvait pas de pastis. Elle fumait beaucoup. Lui ne fume pas. Elle ne lui confiait jamais les clefs de sa maison. Il devait sonner et s'annoncer à chaque visite. Elle l'exigeait. Il a appris sa disparition par la presse.

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Samedi 20 mars, déclaration de monsieur Grégoire Albert, 48 ans, commerçant, demeurant à pont d'Avignon, villa Mont-Fleury : il connaissait Suzanne Furimond qui était une amie de sa femme. La dernière fois qu'elle est venue chez eux, c'était fin janvier 1948, à l'époque de l'échange des billets de 5 000 francs. La conversation lui permit de deviner que madame Furimond était très embarrassée de posséder une importante quantité de ces billets. Elle lui en a proposé. Il a refusé. Elle avait ajouté qu'elle voulait acheter de l'or. Sur un papier qu'on lui présente il admet reconnaître l'écriture de son épouse et s'en explique.
Début 1946, Suzanne Furimond leur a rendu visite. Elle leur a demandé de lui prêter 500 000 francs en garantie de quoi elle leur remettrait des bijoux et des pièces d'or dont des livres sterling et des Napoléons. Ils ont accepté. Trois semaines ou un mois plus tard, madame Furimond a restitué les 500 000 francs et récupéré ses valeurs. Selon elle, l'argent prêté devait servir à l'achat d'un hôtel à Nice. Une autre fois, elle leur a dit posséder des pièces d'or turques. Monsieur Grégoire déclare ne lui avoir jamais indiqué le nom d'une personne susceptible de lui acheter ou de lui vendre de l'or. De sont côté, elle était très réservée.

Il sait qu'elle fréquentait il y a quatre ou cinq ans un certain Félix Jourde. Il pense qu'elle avait cessé toute relation avec lui. Les déclarations de madame Grégoire sont identiques à celles de son mari.

Mardi 23 mars 1948, déclaration de monsieur Portal Léon, 38 ans, mécanicien demeurant 5, rue Grenier à Villeneuve-lès-Avignon. Il a connu Suzanne Furimond en mai 1947 ; il est resté à son service jusqu'au 21 juin 1947. En octobre 1947, il avait encore travaillé deux semaines pour elle, à la réparation de ses deux camions qui étaient mis en vente. Dans la semaine avant qu'elle disparaisse, il lui avait dit vouloir récupérer des meubles entreposés dans un de ses garages et elle lui donna son accord.

Donc, le samedi 13 mars, vers 11 heures 30, il s'est rendu chez elle avec une camionnette. Il a sonné. Personne n'a répondu. Il a pris ses meubles qu'il a transportés chez lui et n'a plus revu madame Furimond. Il dit qu'elle recevait beaucoup de monde chez elle, hommes d'affaires et autres, inconnus de lui. Elle était très méfiante et avait toujours chez elle un revolver chargé de calibre 6,35 mm à crosse de nacre et canon chromé qu'elle lui a montré plusieurs fois. Le 16 décembre 1946. (La disparue a déclaré à la police un cambriolage de son appartement au cours duquel cette arme lui a été volée.)

Selon Monsieur Portal, elle avait toujours beaucoup d'argent sur elle, jamais moins de 10 000 francs. Le soir, il lui arrivait de recevoir des personnes avec qui elle discutait dans la salle à manger : des hommes et des femmes.

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père, rue Velouterie. Après s'être marié, il est devenu employé chez son beau-père, monsieur Malachian, horloger, bijoutier à Avignon, rue Thiers.

Il continuait à voir sa tante, mais rarement. Il ignorait ses fréquentations. Mais comme beaucoup dans le quartier il savait que dans les années 1941 à 1946, elle fréquentait un certain Félix Jourde, se disant aviateur. Il ne connaît pas son adresse.

A la fin du mois de mai 1947, sa tante Suzanne a accouché d'une fille à la clinique du docteur Grouiller, à Avignon. Il ignore qui en est le père. Selon lui, quelques mois avant la naissance, sa tante fréquentait un employé de l'entreprise Cassan d'Avignon. Il ignore tout de cet homme qu'il n'a jamais rencontré chez sa tante et ne sait rien de la nature exacte de leur relation . Sa tante était très heureuse d'avoir eu cette enfant dont elle ne se séparait jamais plus de quelques jours.

Il a appris la disparition de sa tante le dimanche 14 mars vers 15 heures. Il a assisté à la première visite de l'appartement et confirme ce qui a été constaté ce jour-là. Il dit avoir téléphoné au gérant de Nice qui lui a confirmé n'avoir pas vu Suzanne Furimond, mais a ajouté qu'elle avait pu se rendre à Lyon pour une autre affaire dont il ignorait la nature. Il n'a jamais entendu dire que sa tante possédait des pièces d'or. Mais il sait qu'elle a actuellement en banque 1 million 400 mille francs bloqués suite à l'échange des billets de 5 000 frs. Il précise que seule une personne très bien connue de sa tante pouvait être admise dans sa salle à manger pour y boire l'apéritif. Elle était très méfiante. Elle fumait parfois. Elle était très avare. Aussi il s'étonne qu'elle ait pu laisser deux œufs au plat sans les consommer ou les mettre dans sa glacière.

Il ajoute que le jeudi 11 mars dans l'après-midi, sa tante est venue au magasin de son beau-père et que tous les deux sont montés ensemble dans l'appartement au premier étage, où se trouvait madame Malachian. Il pense que Suzanne Furimond était invitée à manger le soir chez ses beaux-parents et qu'elle devait apporter des œufs. Il n'a plus revu sa tante depuis ce jeudi 11 mars.

Vendredi 19 mars1948 : déclaration de monsieur Yves Ruffin, 18 ans, lycéen, demeurant 40, place Saint-Lazare : hier soir 18 mars, étant seul à son domicile et se trouvant dans la cuisine donnant sur une impasse qu'il faut emprunter pour se rendre chez madame Furimond, vers 23 heures ou 23 heures 30, il a entendu une automobile roulant à assez grande vitesse qui s'engageait sans hésitation dans cette impasse pour se rendre jusqu'à la maison de la disparue. A près une demie heure, ce véhicule est repassé devant sa maison, roulant beaucoup plus lentement.

Il n'a pas vu ce véhicule, mais à son bruit, il pense que ce n'était pas un " tacot. " D'après lui, ce pourrait être une traction avant Citroën ou Peugeot. Monsieur Pionnier, gérant du Casino, qui gare sa voiture au fond de l'impasse et à qui il a posé la question, lui a répondu qu'il ne s'agissait pas de lui.

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Plusieurs fois entendu durant l'enquête, Carto. ne variera jamais dans ses déclarations restera calme et ne se coupera jamais.

Le jeudi 18 mars, le commissaire Heinis fait un rapport au procureur de la République d'Avignon. Il y relate tout ce qui précède et conclut :

Que le jeudi 11 mars dans la soirée, Suzanne Furimond a reçu chez elle deux ou plusieurs personne.Que, pour son voyage à Nice, elle devait avoir besoin de beaucoup d'argent, peut-être pour acheter une villa sur la Côte d'Azur et qu'elle avait tenté d'en rassembler le plus possible en liquidité, dans la soirée du 11 mars.Que d'après un témoin verbal, elle possédait une assez grande quantité de pièces d'or qui n'ont pas été retrouvée.Il demande l'ouverture d'une information contre X. pour vol.

Toujours le 18 mars 1948, madame Carto, épouse du camionneur, ménagère, demeurant à Villeneuve-lès-Avignon, est entendue. Elle confirme la réception d'un télégramme envoyé à son mari par Suzanne Furimond. Son mari est bien rentré au domicile vers 20 heures 30, au plus tard 21 heures, le 11 mars. Elle confirme point par point les dires de son mari concernant sa relation avec cette dame qui se montrait très âpre à se faire payer son dû.

Elle confirme avoir dit aux enquêteurs venus l'entendre chez elle que son mari était rentré " très tard " le 11 mars au soir et qu'elle était déjà couchée. En fait, elle ne sait plus si son mari lui a dit être allé chez madame Furimond le jeudi 11 ou le vendredi 12 mars au soir. Puis elle rectifie : elle ne sait plus si elle était couchée ou non quand son mari est rentré vers 21 heures 30 ; elle n'a pas dû dire " très tard " ni qu'elle était couchée. Pour elle, 21 heures, c'est tard. Il est arrivé à son mari de rentrer à minuit, mais maintenant que son camion a de bonnes roues, " il rentre un petit peu plus tôt ". Bref, elle s'emmêle dans les horaires, les jours et les tôt et tard.

Après ces déclaration, Carto sera, bien entendu, de plus en plus suspecté, mais rien ne pourra être retenu contre lui. Vendredi 19 mars, monsieur Jean Daudet, 25 ans, employé de commerce demeurant à Avignon, rue Artaud, déclare qu'il est bien le neveu de la disparue. Elle l'a employé durant sept mois comme chauffeur, de décembre 1945 à juillet 1946. Elle l'hébergeait au deuxième étage de son immeuble, le nourrissait et le payait 4 000 francs par mois. S'estimant mal rétribué, il a quitté cet emploi pour travailler au garage de son

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Le drame est noué. Tous les acteurs n'en sont pas encore en place. L'affaire va prendre des tournures étranges, recevoir des éclairages mystérieux, voire invraisemblables. L'assassin va se promener dans les interrogatoires, comme un poisson traversant les mailles d'un filet. Et finalement, il échappera à la traque pourtant obstinée des enquêteurs, qui se poursuivra pendant plus de quatre ans.

Principal suspect, le dénommé Carto est entendu sur la lancée le 18 mars 1948. Il déclare que tout ce qui a été dit de ses relations et de son différend avec Suzanne Florimond est exact. Il lui doit de l'argent sur l'achat d'un camion. Exactement 180 000 francs. Elle lui a bien envoyé un télégramme qu'il a reçu le 9 mars au soir, où elle lui donne rendez-vous chez elle, à Avignon, le11 mars à 19 heures. Il y est arrivé entre 19 heures 30 et 20 heures. Il a sonné. Il y avait de la lumière au rez de chaussée et à l'étage Madame Furimond lui a aussitôt ouvert. Elle était vêtue d'un manteau gris clair et d'une robe claire. Elle était tête nue. Elle l'a fait entrer dans son bureau, première porte à gauche dans le vestibule. Là, ils ont discuté un petit moment. Comme elle lui demande s'il a apporté de l'argent, il lui dit que non, mais qu'il pourra lui verser 60 000 francs, d'ici à quelques jours. Oui, il pense qu'elle s'apprêtait à sortir.

Elle se déclare ennuyée car elle a besoin de fonds, précisant qu'elle doit partir à Nice demain de bon matin et l'avise que dès son retour elle le convoquera par téléphone ou télégramme, pour qu'il la paye. Elle ajoute qu'elle compte revenir de Nice dans la nuit du samedi 13 au dimanche 14 mars, ou la nuit d'après. Maintenant elle va manger et se reposer avant le voyage. Cependant, elle l'invite à entrer dans la salle à manger située en face, pour y boire un pastis. Elle n'éclaire pas cette pièce qui reçoit assez de lumière du vestibule. Elle sort une bouteille de pastis et deux verres qu'elle pose sur un plateau dans un coin de la table. Ils boivent chacun un pastis, elle assise, lui debout sur le pas de la porte. Il part aussitôt après et elle l'accompagne à la porte de son domicile, allumant la lumière extérieure. Il a effectivement remarqué une bicyclette appuyée contre le mur extérieur de la maison. Carto ajoute qu'il est aussitôt rentré chez lui à bord de son camion. Il affirme qu'à son départ il n'y avait que deux verres sur la table et que madame Furimond a bien bu un pastis.

Selon lui, il n'y avait personne d'autre qu'elle et lui dans la maison pendant sa visite. Il n'a pas fumé, madame Furimond non plus. Il n'est pas fumeur. Il était déjà venu chez elle quatre ou cinq fois pour parler affaires. Elle ne le recevait que dans son bureau. Il la voyait toujours seule quand il venait. Pour affaires toujours, madame Furimond est venue chez lui une fois en voiture, un dimanche, il y a environ un mois et demi. Il pense être resté environ une demie heure chez madame Furimond, ce jeudi 11 mars 1948, soit jusqu'à 20 heures 15 à peu près.

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Toujours selon sa mère, en quittant Mazan, elle était vêtue d'une robe jaune paille, d'un manteau trois quarts en ocelot noir et blanc, elle n'avait pas de chapeau. Ses cheveux étaient d'un blond décoloré, elle les portait longs, coiffés en tresse. Et elle transportait son grand sac à main en cuir verni noir, à anses tressées et roulées, qui ne sera jamais retrouvé. Elle n'avait pas de bas mais des socquettes de laine angora blanches et des chaussures de sport en cuir jaune, à semelles de crêpe. Ces vêtements et accessoires n'ayant pas été retrouvés au domicile de la disparue la police en conclut qu'elle les portait au moment de sa disparition qui, de plus en plus, semble bien être le 11 mars au soir.

Questionnée sur ce point, madame Furimond mère déclare qu'à sa connaissance, sa fille ne détenait pas de pièces d'or, en tout cas pas à Mazan. Elle ne peut donner aucune indication sur les fréquentations de Suzanne, qui depuis qu'elle habitait avec elle, n'avait commis aucun écart, ni n'avait reçu de visite. Elle ne sortait pas, n'allant à Nice que pour son commerce, parfois accompagnée de sa mère. A Nice, elle ne rencontrait que le gérant de son établissement et à part lui, ne fréquentait personne. La mère ne croit pas que sa fille recevait des lettres " poste restante ", pas plus à Mazan qu'à Avignon ou Nice. Et à sa connaissance, depuis la naissance de son enfant, elle n'avait plus aucune relation masculine. Elle reconnaît que la grande photo saisie au domicile d'Avignon, qui représente un militaire portant une grenade en écusson au col, " Photo studio César, 5, place du Change ", pourrait bien être celle du père du bébé, comme sa fille l'a elle-même déclaré à des membres de sa famille. Mais elle ne sait rien de cet homme.

D'après sa mère, Suzanne Furimond était d'un caractère entier, très personnel, dur et fermé, ne racontant rien à personne de ses affaires. Très âpre au gain, mais régulière, elle n'était pas femme à se laisser faire. Elle en voulait tout particulièrement à monsieur Carto qui ne lui payait pas ce qu'il lui devait.

Madame Furimond mère conclut que depuis la naissance de son enfant, sa fille, transfigurée par l'amour maternel survenu tardivement, n'aurait pas imaginé de fuguer ou de s'absenter aussi longtemps sans donner de ses nouvelles et sans en demander de son enfant. Elle ne voit aucune explication à la situation présente.

Le commissaire Heinis fait ensuite un rapport complet des éléments matériels et des indices relevés sur place. Outre, ce qui a déjà été saisis, outre le fait qu'il ne constate ni effraction ni traces de violence, outre les 3 verres où il a été bu et la bouteille de pastis déjà consignés, il note que dans la cuisine sur la table, se trouve un plateau avec une bouteille de vin à moitié pleine et un verre plein de vin. Sur le réchaud éteint, un plat qui contient deux œufs cuits prêts à êtres consommés. Au premier étage, dans la chambre à coucher, sur un tabouret de piano, est disposé du linge de corps. Sur le piano fermé, sont posés une paire de gants et un paquet de cigarettes américaines. Sur l'un des trois verres où l'apéritif a été bu, il est relevé une belle empreinte de doigt, mais elle sera inexploitable car elle se confond avec le dessin gravé dans le verre. La perquisition est achevée.

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La disparue ayant donc quitté Mazan le jeudi 11 mars 1948 à 14 heures, pour arriver à Avignon vers 15 heures, avait prévu de passer chez elle la nuit du jeudi 11 au vendredi 12 mars, devant prendre le train pour Nice à 6 heures du matin, le vendredi. Après l'inventaire de son commerce à Nice, elle aurait été de retour à Mazan, chez sa mère, le dimanche 14 mars. Cette hâte à revenir s'explique par l'amour que Suzanne portait à sa fille. C'est du reste ce qui a alerté madame Furimond mère, car durant ses absences Suzanne téléphonait très souvent pour prendre des nouvelles de sa fille.

Le mercredi 10 mars au soir, Suzanne, Furimond avait demandé à la poste de Mazan, par téléphone depuis la maison, de faire parvenir un télégramme à monsieur Carto, transporteur à Villeneuve-lès-Avignon, pour lui fixer un rendez-vous chez elle à Avignon, le jeudi 11 mars à 19 heures. Les soupçons de madame Furimond mère semblent se porter sur cet homme.

Monsieur Carto. avait acheté à Suzanne Furimond un camion au prix de 500 000francs. Il avait versé un acompte de 300 000 francs, le 30 décembre 1947, et il devait payer le reliquat par mensualités de 50 000 francs. Or, depuis l'achat, monsieur Carto n'avait versé aucune des mensualités prévues. Et Suzanne Furimond était bien décidée à lui faire payer tout le reliquat à brève échéance. D'où le rendez-vous.

Le samedi 13 mars le nouveau gérant du " Thé de la Reine " a téléphoné à madame Furimond mère pour lui indiquer que sa fille n'était pas arrivée à Nice comme prévu.

Les reçus contenus dans le sac de Suzanne concernaient une somme de 900 000 francs en billets de 5 000 francs déposés à la BNCI d'Avignon, à son nom, et 500 000 francs en billets de 5 000 francs déposés à la Banque Marseillaise de Carpentras au nom de sa mère.

De fait, tout cet argent appartenait en propre à Suzanne à qui sa mère servait de prête-nom pour une part. La question se pose de savoir pourquoi elle avait ainsi réalisé tout son avoir, comme pressée d'en disposer au plus vite, soi-disant pour acheter une villa. En tout cas, au soir du 11 mars 1948, elle possédait en théorie et en gros l'équivalent de quelque 250 000 euros, tous ses bijoux et, comme l'enquête permettra de le supposer, une quantité indéfinie de pièces d'or d'origine française et étrangère.

Toujours selon sa mère Suzanne Furimond ne recevait personne à son domicile d'Avignon, c'est pourquoi elle ne s'explique pas la présence des trois verres sur la table de la salle à manger. Elle oublie le rendez-vous avec monsieur Carto. Du reste, comme l'enquête l'établira, sa fille recevait chez elle diverses personnes, mais uniquement des intimes en qui elle avait toute confiance.

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Par contre, le grand sac à main de Suzanne Furimond, en cuir verni noir, à anses tressées n'est pas retrouvé. Selon sa mère, il contenait tous ses papiers d'identité, ses cartes d'alimentation, les clefs de son appartement à Nice, au " Thé de la Reine , ses bijoux (les trois belles bagues, dont une très grosse sertie de 20 brillants), 70 000 francs en liquide et des reçus de dépôts bancaires pour 1 million 400 mille francs, placés à son nom et à celui de sa mère. Ainsi, ce 11 mars au soir, Suzanne Furimond pouvait disposer, en principe, de un million neuf cent vingt mille francs.

Entendue le même jour 18 mars au cours d'un interrogatoire approfondi de personnalité concernant Suzanne Furimond, madame veuve Furimond née Conil, 70 ans, sans profession, demeurant à Mazan, villa Montfleury, confirme que sa fille avait rendez-vous chez elle à Avignon, le 11 mars, jour présumé de sa disparition, avec monsieur Carto, camionneur, pour lui faire payer 180 000 francs qu'il lui devait de la vente d'un camion Elle précise que les 450 000 francs trouvés dans le sac de voyage de sa fille étaient destinés à l'acquisition d'une villa, que c'est elle qui a récupéré cet argent ainsi que tous les papiers concernant le commerce de Nice ( inventaire, acte de propriété etc…). Il paraît étrange que le voleur qui a emporté le sac à main ait négligé 450 000 francs en liquide.

Suzanne Furimond s'était mariée en 1923 avec monsieur Louis Roux, transporteur, 12 rue d'Annannelle à Avignon. Ils avaient divorcé après quelques années pour cause de mésentente conjugale. Après son divorce, elle ne s'était pas remariée et personne ne lui connaissait d'ami attitré. Pourtant, le 30 mai 1947, elle a donné le jour, très discrètement, à une fille prénommée Marie-Martine Pour le commissaire ceci explique que Suzanne Furimond, très secrète, voire hermétique sur sa vie privée et ses affaires, ait choisi d'aller vivre à Mazan . Le père de Marie-Martine est inconnu même de madame Furimond mère.

Elle ne connaît donc pas le nom du père de sa petite fille qui est élevée chez elle à Mazan, depuis le 24 décembre 1947, jour où sa fille est venue habiter avec elle. Elle sait seulement que le père de l'enfant travaillerait à " Air-France ". On supposera plus tard qu'il pourrait s'agir d'un ingénieur en aéronautique vivant à Aix-en-Provence. Et il se confirmera que Suzanne Furimond, très libre et indépendante, multipliait les brèves aventures. Dès la naissance de sa fille, elle a aussi cessé toute activité et rompu toute relation avec son ex-époux.

Suzanne était bien propriétaire du bar- restaurant- américain " Le thé de la Reine ", 1, place de la Lanterne, à Nice. Le gérant en était monsieur Porte qui devait être remplacé le 16 mars par un autre gérant dont elle ne sait pas le nom. Ce nouveau gérant attendait Suzanne à Nice le vendredi 12 mars au train de midi. Ils devaient se rendre ensemble chez le notaire, Me Martin, à Nice.

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Madame Henriette Parent, 44 ans, une voisine directe habitant boulevard Limbert, déclare que madame Furimond exerçait la profession de transporteur, qu'elle a cessé toute activité il y a quelques temps et a vendu son matériel. Qu'hébergée chez sa mère à Mazan, elle venait assez souvent visiter son appartement d'Avignon Le jeudi 11 mars, de 21 heures à 23 heures, la lumière extérieure de la maison est restée allumée. Elle en déduit que sa voisine était chez elle. Mais elle ne l'a pas vue. Elle dit que ce soir-là son chien a aboyé assez longtemps, entre 19 heures et 21 heures. Elle en déduit que Suzanne Furimond avait quelqu'un chez elle. Mais elle n'a vu personne, ni rien d'anormal. Le matin à son réveil, la lumière était éteinte. Elle précise qu'elle n'a pas vu madame Furimond le samedi 13 mars. Si la disparue était venue ce jour-là, elle aurait ouvert ses volets comme d'habitude. Mais ils sont restés fermés Elle ne connaît pas les relations de sa voisine, mais bien sûr, elle recevait du monde. Elle n'a pas relevé une présence plus assidue que d'autres.

Déclaration de madame Marie-Louise Quezel, 45 ans, une voisine. Elle déclare que madame Furimond n'habitait plus chez elle de façon régulière depuis 3 mois environ. Elle l'a aperçue le samedi 13 mars vers 18 heures 30. Elle était à bicyclette et se dirigeait vers la route de Lyon. Elle portait un manteau gris clair tacheté, des socquettes et des souliers jaunes bas, à semelle de crêpe. Elle était nue tête, comme d'habitude. Elle ne l'a pas vu revenir. Elle est affirmative. C'est bien le samedi 13 mars et non le jeudi 11 mars qu'elle l'a vue passer ainsi à bicyclette. Elle recevait de nombreuses visites pour son travail. Son mari confirme ses dires. Il ajoute qu'elle portait une robe jaunâtre.

Ces témoignages ainsi que d'autres sont tellement contradictoires qu'à ce stade de l'enquête, il n'est pas possible de se faire une idée du jour où Suzanne Furimond a vraiment disparu. Les voisins qui déclarent l'avoir vue le 13 mars 1948 sont très affirmatifs. Mais sa voisine immédiate madame Vallon, dont l'appartement est conjoint à celui de la disparue, ne l'a ni vue ni entendue ce samedi-là. Les enquêteurs estime vraisemblable sa disparition dans la soirée du 11 mars, après 20 heures.

Le 18 mars, monsieur Sac serrurier à Avignon a été réquisitionné pour ouvrir portes et serrures des meubles chez la disparue. Le commissaire Heinis perquisitionne en présence de madame Furimond mère, de madame Daudet Augusta, sœur de Suzanne et de son neveu monsieur Jean Daudet âgé de 25 ans, gendre de monsieur Malachian, bijoutier, rue Thiers à Avignon, chez qui il est employé.

Il n'est constaté aucune trace d'effraction, ni de lutte. Monsieur Jean Daudet déclare que lors de la première visite des lieux, le dimanche 14 mars, la famille a récupéré le sac de voyage de sa tante. Ce sac contenait la somme de 450 000 franc et divers papiers. Le commissaire saisit 7 lettres reçues par la disparue, six papiers divers et 2 photos, le tout découvert dans un meuble, ainsi qu'au rez-de-chaussée, dans un cendrier du vestibule deux mégots dont l'un provenant d'une cigarette roulée, sûrement fumée par un homme. Ce mégot est fortement humecté de salive.

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Pendant de nombreuses années, la disparue a exercé la profession de transporteur pour la société Casino. Son siège social, ses ateliers et ses entrepôts se trouvaient à son domicile et dans ses annexes. Il y a quelques mois, elle a mis en vente son matériel, dont deux camions et deux remorques et a brusquement cessé, sans motif connu, toute activité professionnelle. De ce fait, Suzanne Furimond a encaissé ces derniers temps des sommes d'argent importantes. Elle a quitté Avignon pour s'installer à Mazan, chez sa mère. Mais pour ses affaires dont personne ne sait rien, elle se rendait au moins une fois par semaine à son domicile d'Avignon.

Madame Furimond mère a remis au commissaire une photo de sa fille, et lui en a fait la description : taille 1 mètre 63, colorée en blonde, yeux gris, bonne dentition, corpulence mince, habituellement vêtue, en cette saison, d'un manteau de fourrure, chaussée de souliers genre " sport ". Elle porte trois bagues, dont une très grosse de style moderne. Elle précise qu'à sa connaissance, Suzanne avait rendez-vous chez elle avec l'acquéreur d'un de ses camions , monsieur Carto., de Villeneuve-lès-Avignon, précisément dans la soirée du 11 mars, jour présumé de sa disparition . Monsieur Carto. devait lui apporter un reliquat d'argent correspondant à cet achat.

Le 17 mars 1948, une voisine, Madame Rose Bruneau, âgée de 63 ans témoigne que le samedi 13 mars, vers 14 heures, elle a vu Suzanne Furimond sortir de chez elle à bicyclette et se diriger rue Saint-Lazare, sans doute vers le pont suspendu ( démoli et remplacé depuis). Madame Bruneau est affirmative car ce jour-là, à quatorze heures, sa fille a pris le car pour aller en ville. Elle précise que ce 13 mars, Suzanne Furimond était vêtue d'un manteau de fourrure claire et que depuis ce moment, elle ne l'a plus revue.

Monsieur Pionnier Marcel, 34 ans, gérant du Casino de la rue Carreterie déclare que depuis que Suzanne Furimond habite chez sa mère à Mazan, il ne la voit plus qu'une ou deux fois par semaine. Il précise que le jeudi 11 mars vers 16 heures, elle est venue dans son magasin faire différents achats Elle est revenue peu avant 18 heures. Il lui a rendu 50 000 francs qu'il lui avait empruntés quelques jours auparavant. Elle a encore acheté un biberon (ce qui l'a surpris car Suzanne Furimond est considérée comme une divorcée sans enfant.) et une paire de pantoufles. Il ne sait pas si elle était à bicyclette. Elle n'a pas parlé d'un éventuel voyage à Nice pour le demain ( ?).

Toujours ce jeudi vers 14 heures, il s'est rendu au garage qu'elle lui prête. Passant devant chez elle, il n'a vu aucune lumière dans la maison (à 14 heures ?). Mais la lumière extérieure était allumée. Il déclare n'avoir plus revue Madame Furimond depuis ce jeudi. Quand on lui demande si elle a placé les 50 000 francs, soit 5 liasses de billets de 1 000 francs dans son sac à main, il répond qu'il ne sait pas si elle avait un sac à main, ni comment elle était habillée.

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Le dimanche 14 Mars 1948, à 15 heures, Madame veuve Marie Furimond, née Conil, âgée de 70 ans, demeurant à Mazan dans le Vaucluse, se présente au Commissariat de Police du 2ème arrondissement d'Avignon où elle est reçue par le commissaire Alaux, de permanence, à qui elle déclare que sa fille, Suzanne Furimond, âgée de 50 ans, divorcée de Louis Roux , transporteur, a quitté la maison familiale de Mazan le jeudi 11 Mars vers 14 heures pour se rendre à Avignon où elle a son propre domicile, 40, rue Saint-Lazare.

De là, elle devait partir pour Nice le samedi 13 Mars, par le train de 6 heures du matin, ayant à régler des affaires dans cette ville Elle était attendue à Nice chez son notaire Maître Martin, pour procéder à un changement de gérant à l'hôtel bar-américain " Le thé de la Reine ", dont elle est propriétaire.

La mère se déclare très inquiète car elle n'a plus aucune nouvelle de sa fille Suzanne depuis que celle-ci a quitté Mazan. Or, Suzanne a pour habitude de lui téléphoner plusieurs fois par jour, à fortiori pour lui dire qu'elle est bien rentrée chez elle ; en outre, le nouveau gérant du 'Thé de la Reine " a appelé Madame Furimond mère pour lui dire que sa fille n'était pas à l'arrivée de son train à Nice contrairement à ce qui avait été convenu. Madame Marie Furimond s'est rendue plusieurs fois au domicile de sa fille où elle a sonné en vain. Aussi elle présume que quelque chose de fâcheux a dû lui arriver.

A la demande de cette dame très inquiète et éplorée, le commissaire Alaux charge un gardien de la paix d'accompagner les membres présents de la famille et un serrurier requis, pour ouvrir et visiter le domicile de Suzanne Furimond au 40, rue Saint-Lazare, à Avignon. Ceci fait, on n'y découvre rien de suspect. Sur la table de la salle à manger sont posés trois verres à apéritif vides et une bouteille de pastis. Dans la cuisine, il y a un repas préparé qui n'a pas été consommé, ni même entamé. Les bagages de Suzanne Furimond sont de toute évidence préparés pour un voyage.

Le mercredi 17 Mars cette dame qui est une personnalité de la ville et même de la région, n'a toujours pas donné signe de vie. Aussi, le commissaire René Heinis, chef de la section locale de la Police Judiciaire d'Avignon, agissant sur commission rogatoire de Monsieur Dumas, juge d'instruction, décide de procéder à toutes les investigations nécessaires en vue de retrouver la disparue.

Il s'intéresse d'abord à la personnalité de Suzanne Florimond et pour ce faire, il va auditionner systématiquement ses plus proches voisins, sa famille, des employés qui ont travaillé pour elle dans son entreprise de transport, les personnes qu'elle fréquentait. Il enquête aussi sur la fortune de Suzanne Furimond qui se révèle être une femme riche et intéressée.

Avertissement

Il s'agit d'une authentique énigme policière. Le vrai coupable n'a jamais été soupçonné ni inquiété. Etrange, car l'enquête policière, pourtant bien menée, aurait dû permettre de le confondre. Ce sera donc au lecteur de le faire, si le cœur lui en dit. Ce n'est pas trop difficile. L'affaire est ancienne. Il y a donc prescription des actions pénale et civile. Et les protagonistes de ce sordide assassinat sont vraisemblablement tous décédés.